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Djihadistes Tunisiens en Syrie : Rendez-vous avec la mort

Le départ des djihadistes tunisiens en Syrie est devenu un phénomène quasi quotidien dans le pays. Malgré la polémique suscitée par les médias autour de la question, le flux ne s’interrompt pas.

Djihadistes Tunisiens en Syrie : Rendez-vous avec la mort
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10 Aprile 2013 - 09.11


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Par Hanène Zbiss

Le départ des djihadistes tunisiens en Syrie est devenu un phénomène quasi quotidien dans le pays. Malgré la polémique suscitée par les médias autour de la question, le flux ne s’interrompt pas. Les familles des disparus ne cessent de crier leur détresse, mais rien n’est réellement fait pour stopper ces départs vers l’enfer de la guerre syrienne. En revanche, les réseaux de recrutement s’activent de plus en plus dans les mosquées et le marché de djihadistes s’avère très juteux.

«Il devait rentrer le soir à la maison. À 18 h, il n’était pas là. Vers 23 h30, il a appelé pour dire qu’il était en Turquie», raconte Mahfoudh, en parlant du départ de son fils, Zouhaier Balti (21 ans) le 19 décembre 2012. Un scénario qui se répète chez toutes les familles que nous avons pu rencontrer. La disparition de leurs fils s’est faite d’une manière soudaine, sans préavis, plongeant les parents dans la détresse la plus totale. Ces derniers demeurent sans nouvelles d’eux, à l’affût d’un coup de téléphone, qui parfois, n’arrive jamais. Les familles se rabattent alors sur les chaînes de télévision syriennes, en espérant voir leurs enfants parmi les combattants de Jabhat Annosra, filière d’Al Qaïda en Syrie, ou apprendre la triste nouvelle de leur décès. C’est le cas de la mère de Sofiène (26 ans, parti le 16 décembre 2012) qui passe ses journées, collée à l’écran, suivant instant par instant la chaîne Orient News, chaîne de l’opposition syrienne, laquelle diffuse depuis Dubai. «Je me dis peut-être que j’arriverais à l’apercevoir parmi les djihadistes. Ainsi, je serais rassurée de savoir qu’il est toujours en vie», dit-elle, les larmes aux yeux.

Les familles ont toutes la même question sur les lèvres : pourquoi ? Elles n’auraient jamais imaginé que leurs fils seraient capables de quitter un jour le domicile parental ou conjugal pour aller servir une cause qui n’est pas la leur. «Quand mon fils m’a appelée la première fois de Turquie et qu’il m’a demandé ma bénédiction, je lui ai répondu : je ne peux bénir ton acte. Tu es allé tuer tes frères musulmans ! Il m’a raccroché au nez», relate la mère de Sofiène, en évoquant le premier et le dernier coup de téléphone de son enfant, parti en laissant derrière lui, sa femme et une fille de 8 mois.

La mère de Mohamed Amine (22 ans, parti le 6 janvier 2013) elle, n’arrêtait pas de le supplier de revenir. Mais en vain. Chaque fois, il lui demandait de patienter. Oui, mais jusqu’à quand ? Personne ne le sait.

Disparition soudaine

Mohamed Amine préparait un master en commerce. Il fréquentait la mosquée de Ras Tabia et, parfois, allait assister à des cours religieux dans une mosquée réputée salafiste du quartier populaire Ibn Khaldoun. Ses parents voyaient qu’il devenait de plus en plus taciturne et que ses positions religieuses se radicalisaient, mais à aucun moment ils n’ont soupçonné son plan. Ses sorties se limitaient à la mosquée, à l’université et à la maison où il passait des heures et des heures à écouter le Coran et des prêches sur Internet. Il ne regardait pas la télé et n’écoutait pas la radio. «Les derniers jours avant son départ, il était très renfermé sur lui-même et semblait habité par quelque chose qui le préoccupait. Et puis, il a disparu», déplore le père qui a tout fait pour comprendre le processus de l’endoctrinement de son fils.
En effet, Mohamed Amine aurait été envoyé en Syrie à travers un réseau dans lequel se trouverait impliqué l’imam de la mosquée de Ras Tabia, Bilel Chaouachi. On se rappelle de lui puisqu’il est passé à plusieurs reprises sur la Chaîne Attounissiya et a été accusé dans l’affaire de l’Ambassade américaine et même emprisonné avant d’être finalement relâché le 6 novembre 2012. Mohamed Amine aurait bénéficié d’une aide logistique pour acheter son billet d’avion et partir de Tunis vers la Turquie. Refoulé une première fois à l’aéroport Tunis-Carthage le 4 janvier, il a réussi à passer, deux jours après, sans être inquiété. Arrivé sur le territoire turc, il a été dirigé vers l’Anatolie puis il a traversé la frontière syrienne, pour débarquer à Idlib et de là, vers Lattaquié où il se trouve actuellement.

En général, une fois arrivés en Syrie les djihadistes sont reçus dans des centres d’accueil pour combattants étrangers, «Beit Adhiafa», où se côtoient Tunisiens, Libyens, Algériens et mêmes Français et Américains. Par la suite, ils sont dispatchés sur les différentes sections qui existent. On sait que les plus instruits, qui ont un baccalauréet et plus (les ingénieurs, les techniciens, les médecins…) sont affectés à des postes d’administration et ne vont pas nécessairement au combat, tel le cas de Mohamed Amine qui a informé ses parents qu’il est en train d’enseigner la charia. Les autres suivent un entraînement d’un mois, avant de rejoindre les champs de bataille.

Le contact des combattants avec le monde extérieur est limité. Même les appels téléphoniques avec leurs familles sont réglementés. Tout d’abord, on leur confisque leurs téléphones portables à leur arrivée. «Les hommes mariés ont droit à deux communications téléphoniques par mois, avec leurs proches. Quant aux célibataires, ils n’ont droit qu’à une seule», d’après ce que confirme la sœur de Hamza Rejeb, le djihadiste handicapé revenu récemment de Syrie. Les appels sont souvent contrôlés et de courte durée.

Reste à savoir comment ces jeunes tunisiens sont arrivés là-bas?

Processus de recrutement

Très peu d’informations filtrent sur les réseaux de recrutement des djihadistes, mais leur mode opératoire est devenu désormais clair tant les familles de disparus révèlent les mésaventures de leurs fils. Les recruteurs ciblent des jeunes gens dans la mosquée, après une période d’étude de leurs personnalités, puis leur font voir des vidéos des massacres contre la population perpétués par l’armée de Bachar Al Assad. Commence ensuite l’étape de lavage de cerveau. Quand le jeune est psychologiquement prêt à l’aventure, on l’envoie s’entraîner dans des campements dans le sud tunisien (Ghedames) ou en Libye (Zaouia).
C’est le cas de Khoubeib Souf, 21 ans, parti au début de cette année, d’après ce que confirme son oncle Hassan Soudani, lequel soupçonne son neveu d’être toujours sur le sol tunisien puisqu’il lui arrive à envoyer des SMS aux membres de la famille depuis son numéro tunisien, toujours activé.

D’autres versions, confirment que le passage par le sol libyen n’est pas toujours obligatoire. De plus en plus de djihadistes voyagent directement à partir de l’aéroport Tunis-Carthage, n’éprouvant plus le besoin de se cacher comme au tout début de la révolution syrienne. Un détail qui a scandalisé les familles et une bonne partie de l’opinion publique, s’étonnant du silence des autorités face à ce flux continuel de migration de nos jeunes vers la Syrie. On est même allé jusqu’à accuser le gouvernement de complicité.

Implication du parti Ennahdha

Une thèse qui n’est pas tout à fait fausse puisque le parti Ennahdha serait, selon certaines sources, impliqué dans le trafic des djihadistes tunisiens en Syrie. Le journal Akhir Khabar avait évoqué, dans son numéro paru le 26 mars 2012, l’existence de liens entre les réseaux de recrutement et la famille Ghannouchi ainsi que certains leaders du parti comme Habib Ellouze. Ces liens seraient assurés par l‘intermédiaire de la Tunisienne, Arbiya Jebali, militante dans l’association «Justice et Liberté», une association syrienne qui existe aux USA et d’un militant syrien, Abdelaziz Néjib, lequel organise régulièrement des campagnes de don au profit des «enfants syriens». Ces deux personnages confirment leur implication directe dans l’envoi de jeunes tunisiens au djihad en Syrie.

Par ailleurs et selon une source bien informée, Rached Ghannouchi serait intervenu en personne pour rapatrier le jeune handicapé, Hamza Rejeb après que sa famille l’ait réclamé et ait menacé de faire éclater l’affaire devant l’opinion publique.

D’autres preuves appuient la thèse de l’implication du parti au pouvoir dans le trafic. En effet, une réunion a eu lieu à Tripoli, en décembre 2011, entre Youssef Qaradhaoui, Rached Ghannouchi, Abdelhakim Belhaj (le gouverneur militaire de Tripoli), le ministre des Affaires étrangères du Qatar et le numéro 2 des Frères musulmans en Syrie. Durant cette réunion, il a été décidé d’armer et d’envoyer des djihadistes libyens et tunisiens en Syrie, d’après ce qu’a confirmé Ahmed Manaï, président de l’Institut tunisien des relations internationales (ITRI) et membre de la commission des observateurs arabes en Syrie au journal La Presse.
Interrogés sur leurs relations avec ces réseaux de recrutement et leur capacité d’empêcher ce flux, aussi bien l’ex-ministre des Affaires étrangères, Rafik Abdessalem que son beau-père, Rached Ghannouchi, ont nié tout lien avec ce phénomène et ont affirmé qu’ils ne sont pas habilités «à empêcher ces jeunes de partir.»

Un marché juteux

Or, il existe plusieurs façons pour le gouvernement de contrôler ces départs. «Comment se fait- t-il que des jeunes de 20, 21 et 22 ans passent, facilement, par l’aéroport Tunis-Carthage en destination vers la Turquie, sans qu’on leur demande un papier attestant l‘accord parental ou du moins, un document prouvant qu’ils ont effectué le service militaire ?» s’indigne le père de Mohamed Amine.
Sous la pression médiatique et face à la recrudescence du phénomène, le contrôle a été renforcé à l’aéroport, mais aussi aux passages frontaliers avec la Libye. Un partenariat a même été établi entre les forces sécuritaires tunisiennes et libyennes dans ce sens, c’est ce qui explique l’arrestation, dernièrement, à l’aéroport de Benghazi de cinq Tunisiens en provenance de Hergla (Sousse), qui étaient sur le point de partir vers la Turquie. Les familles avaient été avisées à temps et elles ont réussi à récupérer leurs enfants.

Le Procureur de la République a ouvert une enquête sur le phénomène du départ des djihadistes tunisiens vers la Syrie et le nouveau ministre de l’Intérieur a annoncé devant l’ANC qu’il allait créer une cellule de crise concernant les cellules de recrutement. Ces mesures, bien que tardives (le phénomène date de 2011) ne semblent pas dissuader les recruteurs qui continuent leur trafic lucratif, puisqu’il génère, selon certaines sources, 3000 dollars par tête. Or, le nombre estimé des jeunes tunisiens partis s’élève déjà à 12.000, dont l’âge varie entre 17 et 30 ans. On peut donc imaginer le volume de bénéfice de ces réseaux ! Dhia, qui en fait partie, avait affirmé à l’un des parents des disparus qu’il avait arrêté momentanément ses activités, à cause de la pression médiatique, mais qu’il comptait les reprendre au cours du mois d’avril. Ce dernier fait régulièrement des aller-retour entre la Tunisie et la Syrie pour ramener des aides aux combattants là-bas. Mais ce n’est pas sa seule activité.
Ces intermédiaires, comme le cas de Dhia, jouent aussi le rôle d’informateurs en fournissant aux parents quelques nouvelles de leurs enfants, partis au djihad ou en servant de relais pour leur ramener des affaires. En cas de mort d’un combattant, ils se chargent de faire parvenir la nouvelle aux parents, en glissant discrètement un CD dans la boite aux lettres de la famille du défunt où est enregistré son enterrement. Ils surveillent aussi ces familles pour savoir si elles ont contacté la police et essaient parfois de les en dissuader.

«Djihad du Nikah»

Autre élément marquant dans ce trafic est que les recrues ne sont plus sélectionnées uniquement parmi la gent masculine, mais l’élément féminin vient renforcer aussi les rangs des djihadistes. Après la fatwa du prêcheur Mohamed Arifi concernant le djihad du «Nikah» (fornication) plusieurs jeunes filles se sont portées volontaires pour partir en Syrie et satisfaire les besoins sexuels des combattants pour quelques heures. Des mineures de 14 et 15 ans, qui subissent un lavage de cerveau via Internet. Récemment, un jeune homme est allé combattre sur le sol syrien, en prenant avec lui sa sœur pour pratiquer le «djihad du Nikah», d’après Shems FM. L’année dernière, une fille de 14 ans originaire de Sousse a disparu. Sa famille a découvert, plus tard, qu’elle avait rejoint les camps de djihadistes en Syrie. Une autre, âgée de 16 ans, a réussi à revenir, mais ne veut rien divulguer sur ce qui lui est arrivé, de peur des représailles des salafistes.

Devant ces atrocités commises par «Jabhat Anosra», même l’armée syrienne libre et l’opposition anti-Bachar commencent à se démarquer d’elle, c’est ce que confirme Omar Cheikh Ibrahim, le représentant de cette opposition en Tunisie. «Nous sommes contre l’envoi de djihadistes arabes en Syrie et nous n’en avons pas besoin. Ces gens-là desservent notre cause, car d’une part une bonne partie d’entre eux travaillent pour le compte de services de renseignements étrangers, d’autre part, beaucoup de jeunes combattants sont manipulés par des groupes dont on ne connaît pas l’agenda politique, ce qui affecte notre image à l’étranger et risque d’avoir des implications sur le futur État syrien.»
Que faire alors pour arrêter ce flux ininterrompu de djihadistes ? Faut-il se croiser les bras, alors que le pays est en train de se vider de sa jeunesse qui n’a plus de perspective que de partir vers la mort?

L’autre danger est que ceux qui échapperaient à ce sort lugubre reviendraient ensuite au pays et risqueraient de reproduire la spirale de la violence sur notre sol, à l’image de ce qu’ont fait les «Arabes afghans» en Algérie.

Naissance d’une association pour rapatrier les djihadistes tunisiens de Syrie
Les familles des djihadistes tunisiens ont décidé de passer à l’acte en fondant leur propre association pour rechercher la trace de leurs fils partis à la guerre en Syrie et essayer de les rapatrier. L’Association qui vient de voir le jour a été baptisée «Association du secours des Tunisiens à l’étranger». Les familles refusent qu’on qualifie leurs fils de djihadistes ou de terroristes, c’est ce qui explique l’appellation. Elle réunit actuellement 28 familles, mais le nombre est susceptible d’augmenter. Selon Me. Badis Koubakji qui en est membre, l’Association va travailler sur deux axes principaux : rapatrier les combattants tunisiens et les réhabiliter à leur retour au pays. Il affirme que ce phénomène ne touche pas seulement les jeunes des quartiers populaires, mais aussi ceux des quartiers huppés et qu’on trouve parmi les recrues, des gens d’un haut niveau d’instruction, des personnes actives, des diplômés du supérieur et même.

Publié à Réalités du 4 avril 2013

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