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Cette Chariaa qui divise les Tunisiens!

Depuis des semaines, le débat sur la chariaa et son intégration dans la Constitution divisent les Tunisiens.

Cette Chariaa qui divise les Tunisiens!
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30 Marzo 2012 - 23.23


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Par Hanène Zbiss

Depuis des semaines, le débat sur la chariaa et son intégration dans la Constitution divisent les Tunisiens.

Pour les uns, la Tunisie est un pays musulman, donc il doit se référer exclusivement au corpus législatif de l’Islam, pour les autres, l’article 1er de la Constitution de 1959 est suffisant pour définir l’identité du pays et sa référence à la religion musulmane.

Presque quotidiennement à Tunis mais aussi dans plusieurs villes du pays sont organisées des manifestations ayant pour objectif la réclamation de l’inscription de la chariaa comme unique fondement de la législation dans la Constitution.

La dernière en date est celle du dimanche 25 mars à l’avenue Habib Bourguiba, menée officiellement par les salafistes mais aussi par les bases d’Ennahdha, venus même de l’intérieur du pays pour exiger l’application de la chariaa.

Une démonstration de force qui s’est soldée par des attaques contre les artistes, qui célébraient au même endroit, la Journée Internationale du Théâtre, et une prise symbolique de l’horloge de l’avenue, en haut de laquelle ils ont planté leur drapeau (celui d’Al Qaida). La question est devenue d’autant plus capitale qu’elle a divisé non seulement la scène politique mais surtout la rue tunisienne.

Mais pourquoi un tel acharnement pour l’application de la chariaa et son inscription dans la Constitution ? A entendre les adeptes de cette position, on croirait que la législation tunisienne actuelle ne contient aucune référence à la loi islamique. Or, tous les juristes sont unanimes quant à l’inspiration de nos lois des fondements islamiques, comme c’est le cas dans le Code des Obligations et des Contrats, du Code civil et même du Code du Statut Personnel.

Il est vrai que dans la Constitution de 59, le renvoi à la chariaa n’est pas explicite, mais elle est omniprésente dans les règles juridiques et sociales qui régissent le mode de vie quotidien du Tunisien.

«La chariaa» : un terme ambigu

D’abord que veut dire le mot chariaa, cette pomme de discorde qui divise les Tunisiens sans que personne ne sache de quoi il s’agit exactement ?
Car il existe un amalgame chez le citoyen moyen, cultivé par les forces rétrogrades de la société qui lui expliquent que l’application de la chariaa équivaut l’application de l’Islam et que s’y opposer signifie s’opposer à la religion de Dieu.

Il est difficile de donner une définition précise au mot chariaa, car c’est un terme très vague. Selon l’universitaire et le spécialiste de la pensée islamique, Néji Jalloulli, ce mot englobe le Coran, la Sunna (les dits du Prohète) et le «Fiqh» qui signifie les règles jurisprudentielles islamiques, lesquelles sont tirées des deux premières sources, en plus d’autres comme le «Ijmaâ» (les questions sur lesquelles il y a eu un consensus entre les compagnons du Prophète), le «Kiyas» (définir une règle juridique en apparentant un fait présent à un fait passé), le «Orf» (les traditions en vigueur dans une époque historique bien déterminée)…

Or, certains restreignent la chariaa à l’application uniquement des «Ahkam» (règles) qui existent dans le Coran et la Sunna. Reste que dans les deux cas de figure, il existe une confusion, comme le précise Néji Jallouli, «entre ce qui est divin et ce qui est humain», c’est-à-dire, ce qui est tributaire de la compréhension que donne l’homme à un texte sacré selon sa capacité d’interprétation et sa connaissance des besoins du contexte historique, politique et social dans lequel il se trouve.

Une œuvre humaine

Pendant plus d’un siècle après la mort du Prophète, les musulmans se sont référés au code traditionnel de conduite qui existait déjà dans la société. Car le Coran n’a pas tout explicité en matière de réglementation de la vie sociale.
Il a fallu donc définir un corpus de règles législatives qui s’est inspiré à la fois du texte sacré, des hadiths du Prophète (bien que la véracité de nombre d’entre eux est mise en cause), des traditions en vigueur en Arabie post-islamique (qui a gardé beaucoup de ses règles de conduite de l’époque préislamique) et des dires ainsi que des comportements des compagnons du Prophète.

On est donc loin d’un corpus législatif strictement tiré du texte sacré qui s’impose comme la seule explication des paroles de Dieu, mais devant un mélange d’interprétations humaines, prenant en compte un certain nombres de données objectives et historiques.

Plus tard, il y a eu la création des écoles de jurispudence (malékisme, chafiisme, hanbalisme et hanafisme) ayant servi à «codifier les règles». Parallèlement, sont nées aussi des écoles chîites qui ont proposé d’autres interprétations du texte sacré et d’autres règles de jurisprudence. Si l’ont veut résumer la situation : on est face à des interprétations humaines qui ne se sont pas arrêtées jusqu’à nos jours, malgré la réticence à l’Ijtihad depuis les premiers siècles de l’Islam. Comment donc donner une valeur sacrée à ce qui est le fruit de l’interprétation de l’homme ?

Ali, le neveu du Prophète, disait lui-même, au moment de la guerre de «Seffayn», quand les soldats de Moaouia ont levé le Coran sur leurs épées demandant l’application de la loi coranique, «Le Coran est une écriture entre deux couvertures d’un livre, qui ne parle pas, mais qui est prononcée grâce aux paroles des hommes». On comprend alors la demande de Mohamed Talbi d’annuler la chariaa et de résumer l’Islam au culte car le reste est le travail de l’homme qui saura inventer les règles régissant la vie sociale, politique et économique selon le contexte historique existant.

Que signifie alors cet appel à l’application de la chariaa en lui donnant une valeur constitutionnelle? Que cache ce discours, en jouant sur la sacralité de la religion chez le Tunisien ?

Vers l’application des «houdouds»?


L’objectif ultime serait-il finalement d’appliquer les «houdouds» (châtiments corporels) qui constituent une partie de la chariaa.

Car il s’agit là de revenir à la polygamie, à l’amputation de la main du voleur, à la lapidation (bien qu’elle n’existe pas dans le Coran) et à la mise à mort de l’apostat, voire même de l’esclavage aboli en Tunisie depuis 1848.

Il y a donc une volonté claire de faire régresser la société de 14 siècles, en piétinant, au passage, les revendications de la Révolution : liberté, égalité, dignité.

«Il s’agit là de toute une opération de manipulation du Tunisien par les salafistes et ceux qui les appuient, parce qu’ils ne sont pas en train d’expliquer aux gens ce qu’implique réellement l’application de la chariaa», note Néji Jallouli.

«On leur résume la situation à un soutien ou non à l’islam». De son côté, le juriste Sadok Belaid attire l’attention sur une autre conséquence de cet appel au retour à la chariaa : «on ouvrirait ainsi la porte à une catégorie bien spécifique de la société, «les fuqaha», qui sont très radicaux, pour définir le droit comme ils l’entendent. Ils auront un pouvoir supra constitutionnel.

Une telle réalité serait en contradiction avec un des fondements de la Révolution à savoir, la souveraineté populaire.

Car le pouvoir serait entre les mains de cette catégorie qui sèmera le chaos dans le système juridique tunisien actuel.» Par ailleurs, appliquer la chariaa, serait en contradiction avec plusieurs dispositions inscrites dans les conventions internationales de droits de l’homme que l’Etat tunisien a ratifiées. Il est vrai que jusque-là, la Tunisie émettait des réserves sur certaines d’entre-elles en vertu de l’article 1 de la Constitution de 59, lequel stipule que la «Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain : l’Islam est sa religion, l’arabe est sa langue et la république est son système».

C’est le cas avec le Cedaw exigeant l’égalité totale entre les genres en matière de droits (or en Tunisie, cette égalité n’existe pas en matière d’héritage). Cela prouve donc que l’Etat tunisien reste attaché à son identité arabo-musulmane, malgré la remise en doute de ce fait par les salafistes et l’aile radicale d’Ennahdha.

L’article 1: un acquis à conserver

Slaheddine Jourchi, analyste et militant des Droits de l’Homme, rappelle que l’art1 a fait l’objet de longues discussions depuis les années 80 jusqu’à 2005, dans les milieux politiques tunisiens d’opposition.

Les islamistes voulaient renforcer ledit article en insistant sur l’identité musulmane de l’Etat, alors qu’une bonne partie des laïques considérait qu’il devrait être révisé, en partant du fait que l’Etat ne devrait pas avoir de religion.

Ce débat a été tranché à l’occasion de l’initiative du 18 octobre 2005 ayant réuni tous les courants politiques d’opposition. Jourchi, invité à y participer, dit avoir recommandé la préservation de l’article 1, puisqu’il est consensuel, il définit clairement l‘identité de la Tunisie et répond aux exigences de toutes les parties, à cause de sa formulation flexible et globale. Une position qui a fini par être adoptée à l’unanimité.

Mais ce débat qu’on croyait clos, a vite refait surface après la Révolution divisant le pays entre laïques et islamistes. Toutefois, tout le monde s’est mis d’accord rapidement sur la nécessité de garder l’art 1.
La polémique a refait surface ces derniers temps, par ceux qui voulaient créer un climat de tension dans le pays, en exigeant, coûte que coûte, l’intégration de la chariaa dans la Constitution. «Il s’agit essentiellement des salafistes, des militants de Hizb Ettahrir et de nombreux imams des mosquées, mais aussi de certains membres d’Ennahdha, lesquels estiment que le moment est venu pour renforcer l’identité de l’Etat et de la société.

Toutes ces parties ont posé la problématique directement à la rue tunisienne, ce qui a aggravé la crise», estime Jourchi.

Ennahdha revoit sa position

Cette polémique, ayant départagé les Tunisiens, a divisé la Troika elle-même, puisque Ennahdha s’est trouvée seule à défendre l’introduction de la chariaa dans la Constitution (alors que ce point ne figurait pas dans son programme électoral).

Ses alliés, le CPR et Ettakattol, ont refusé d’aller dans ce sens. La question a suscité un débat au sein même du parti islamiste, entre les modérés qui voulaient se limiter à la préservation de l’article 1 et les radicaux qui insistaient sur l’introduction de la chariaa. Un grand meeting a été tenu le dimanche 25 mars à l’Ariana pour trancher le débat. C’est la première position qui a été retenue.

Rached Ghannouchi, le leader du parti, a admis, dans ce meeting, que cet article est suffisant pour affirmer l’identité de l’Etat et que tant qu’il est consensuel, il vaut mieux le retenir, que de rentrer dans des conflits avec la société.

Sauf qu’il a promis à ses adeptes, «que viendra un jour, la société sera prête, et la chariaa sera appliquée». C’est donc cela le but ultime d’Ennahdha.
On est loin des promesses d’instaurer un Etat civil ! De son côté, Ajmi Ourimi, membre du bureau exécutif affirme «qu’il faut comprendre la chariaa non pas comme l’application des «houdouds», mais comme la mise en œuvre des valeurs de l’Islam, telles que l’égalité, la dignité et la liberté.
Ennahdha ne saurait imposer une Constitution qui n’est pas consensuelle. Tout ce que nous voulons, c’est préserver l’article 1 et l’affirmation de l’identité arabo-musulmane dans la préface».

Et qu’en est-il alors du projet de Constitution d’Ennahdha, ayant circulé sur Internet pendant des semaines et où son article 10 stipule que la chariaa devrait être un fondement de la législation ?
Ourimi, répond que ce projet n’engage en aucun cas le parti qui ne l’a pas adopté. Par contre, il indique qu’il y a actuellement une équipe de juristes d’Ennahdha qui est en train de travailler sur un vrai projet.

Il souligne cependant, que la question de la chariaa a été mal posée en ce contexte bien particulier, ce qui a créé un amalgame chez les Tunisiens et suscité les conflits. Même avis de la part d’Abdelfattah Mourou, un des fondateurs d’Ennahdha, qui considère qu’une telle question nécessite un débat en profondeur engageant toutes les composantes de la société, lequel doit se faire dans un climat de sérénité. Or ce climat n’existe pas aujourd’hui. Il a insisté sur le fait qu’il faut éloigner cette thématique des conflits politiques et électoraux, en précisant qu’une Constitution imposée par une majorité parlementaire pourrait demain être modifiée, si cette majorité disparaissait. Alors, sommes-nous en train d’aller vers un dénouement?

Pas sûr, si l’on voit l’acharnement quotidien des salafistes et des imams des mosquées à mobiliser les gens, à partir des lieux de culte, pour soi-disant «défendre leur religion».

Et c’est un discours qui paye, puisque derrière, le Tunisien ne connait pas les vrais enjeux. Le gouvernement se doit, lui, de trancher ce débat vers la préservation des acquis de la Révolution et l’instauration de l’Etat civil, surtout qu’il a donné des engagements dans ce sens aux Américains et aux Européens qui attendent des garanties pour débloquer l’argent nécessaire à la relance de l‘économie du pays.

Publié à Réalités du 29/3/2012
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